Ce matin, Mon Cher ne nous a pas réveillés. Depuis mon lit, j'entends les cloches dans tous leurs états depuis les quatre coins de l'île, après 40 jours de silence les voilà qui reviennent de Rome. Ce sont elles, nous affirment nos grands-parents, qui nous apportent les oeufs, les poules, les lapins en chocolat le matin de Pâques, après le long jeûne du Carême (et le marathon de célébrations de la Semaine Sainte à l'église de Sauzon, auxquelles nous ont trainés Mon Cher et Grand-Maman).
Quel temps fait-il ? Il y a intérêt à ce qu'il fasse beau pour la chasse aux oeufs dans le jardin. Hier, tout l'après-midi, les gros nuages gris sombres menaçaient d'éclater. Allongée sur le dos, enveloppée par la douceur des draps roses un peu élimés, lovée dans la chaleur des deux couvertures en laine, assemblages de carreaux multicolores tricotés avec des chutes de pelotes, en sécurité dans ce lit simple en fer collé contre la paroi lambrissée, j'écoute le vent secouer les cupressus de la haie, s'engouffrer dans les tuyaux de la maison.
Je resterais bien pendant des années tapie dans ce lit un peu trop mou certes, mais je me suis habituée, à écouter le vent, à regarder défiler mes pensées, à me rendormir et me réveiller. Mais j'abrite en moi l'ennemie jurée de la grasse matinée - ma vessie, qui me presse de sortir fissa du cocon de coton et de laine, d'ouvrir la porte de bois bleue sans la faire grincer sinon les garçons risquent de se réveiller et là c'en est fini de ma tranquillité pour douze heures environ - puis me précipiter dans l'escalier de bois, traverser l'entrée glaciale, ouvrir la porte du salon, traverser le salon, ouvrir l'autre porte du salon, ouvrir la porte des toilettes, soulever le couvercle et me précipiter sur le siège, avec la moitié du pipi anticipé sur le carrelage et dans le bas de mon pyjama.
Je négocie pendant de longues minutes cette perspective de froid-mouillé-fin de la tranquillité, lutte perdue d'avance, et je finis par repousser les couvertures le plus discrètement possible. - Salut Titi ! m'accueillie joyeusement la voix de mon petit frère. - Je ne me lève pas, je vais juste aux toilettes, je maugrée en me dépêchant hors de la chambre. La grasse mate n'a pas l'air d'être dans les projets immédiats de Jonathan - ressorts sur pattes. En traversant le salon, j'aperçois par la fenêtre Mon Cher qui s'active dans le jardin. Il est encore dans sa djellabah, par dessus laquelle il a enfilé un épais pull kaki à grosse côtes. Il me tourne le dos, penché sur les plates-bandes. Qu'est-ce qu'il fabrique ? Bon, j'éluciderai ça quand j'aurai évacué mon pipi pressé. L'odeur de fosse septique et de grésil me prend aux tripes dans la toute petite pièce glacée, dont le velux est toujours ouvert sauf quand il pleut - soit disant pour évacuer l'odeur, qui reste très forte et en prime on se gèle les fesses. Ça n'a pas raté, ma vessie m'a lâchée à la dernière minute. Avec deux feuilles de PQ rose gratte cul ("Ne te plains pas, nous on s'essuyait avec les feuilles du Figaro !" me réconforte ma mère quand je râle), j'essuie deux gouttes sur le carrelage rouge-brun, remonte mon pyjama, tire la chasse d'eau et sors de ce lieu de sauvetage et de perdition.
Je retourne au salon, colle mon nez à la fenêtre - alors Mon Cher, qu'est-ce que tu fabriques à 9 heures du matin en djellabah dans les plate-bandes ? Mon grand-père est toujours dans les plate-bandes, toujours dos à la fenêtre, il s'est simplement déporté de trois mètres vers la droite en cinq minutes. Il plonge sa main droite dans un grand sac en plastique beige qui vient de la boulangerie Pain de sucre, qu'il tient dans sa main gauche ; et il en sort... un petit truc marron qu'il pose sur le rebord d'ardoise grise de la plate bande. Je regarde mieux... Ce petit truc marron c'est un POISSON EN CHOCOLAT !
Oh l'arnaque ! Les cloches de Pâques, c'est Mon Cher !
Comme s'il m'entendait m'indigner dans ma tête, Mon Cher se retourne et me voit. Ses yeux bleu gris plongent dans les miens. Pendant un instant, son expression est interdite - il se demande ce qu'il doit faire. Il se recompose et me crie, à travers la fenêtre Tu n'as rien vu ! Retourne dans ta chambre. Et comme je ne bouge pas, il insiste Allez, file ! Il pose un doigt sur ses lèvres, hoche la tête avec insistance, fait avec sa main le geste ouste, de repousser l'air, et se met à rire, du rire embêté des adultes pris en flagrant délit dans leurs contradictions. Et pas un mot aux garçons, hein.
Je finis par décoller mon nez de la fenêtre, par tourner les talons et par remonter dans la chambre. Je ne songe plus à ma grasse mat. Elle me plaisait bien, cette histoire de cloches qui arrivaient de Rome chargées de chocolat pour tous les enfants chrétiens. Quand je remonte dans la chambre, Jonathan et Jean-Féréol sont en train de s'habiller. Je me sens partagée. D'un côté, j'ai envie d'embêter Mon Cher, me venger qu'il nous aie menti et qu'il se soit donné si peu de peine pour le dissimuler. Et de l'autre, je regarde les garçons qui enfilent leur pantalon, Jean-Féréol pique une chaussette de Jonathan et l'envoie à l'autre bout de la chambre, Jonathan riposte en s'emparant du pull rouge de notre cousin, et je me dis, cinq ans, sept ans, c'est un bon âge pour continuer de croire aux cloches de Pâques.
Les nuages attendront la fin de la matinée pour éclater en averse. Les chocolats qu'on ira chercher tous les trois dans le jardin et qu'on se partagera ensuite pour que le butin soit équitable, seront délicieux, même dépouillés de leur parfum mystique. Mon Cher sera doux et sur la réserve toute la journée ; me regardera d'un air de me demander Tu ne leur as pas venu la mèche, au moins ? Et moi, je lui rendrai un demi-sourire, en haussant les sourcils, de l'air de dire, Mystère !
j'aime j'aime j'aime !!!
j'étais petite fille avec toi pendant toute cette histoire !
Rédigé par : Emmanuelle | mardi 19 mars 2019 à 16:07
huuuuuu merci tendre Emmanuelle ! tu vas mieux ?
Rédigé par : Christie | mardi 19 mars 2019 à 16:11
Adorable cette histoire !
Rédigé par : Sophie | mardi 19 mars 2019 à 20:20