Je me suis souvent demandé ce qui a présidé au choix de l'affectation des familles qui nous ont accueillies, au Chili. Comment l'équipe de l'association en France a décidé, Christie ira ici, Caroline ira là.
Caroline a atterri chez Jacqueline et Leonel, une famille heureuse, unie, rigolarde, dans une maison où elle avait sa propre chambre. Je suis tombée dans la maison de Rosa. Rosa toute seule. Enfin, Rosa et ses trois enfants. Rosa, ses trois enfants et leurs voisins. Le jour de notre arrivée à San Bernardo, chacune de nos familles avait préparé un gigantesque almuerzo, à base de poulet rôti et de salade de pommes de terres à la mayonnaise, papas con mayo. Ce repas me paraissait copieux plutôt que luxueux... je me rendrais compte avant trois jours à quel point luxueux, il l'était, pour une famille de la poblacion. Au déjeuner étaient présents Rosa et Paulo, 23 ans, Marcela, 17 ans et Ivan, 6 ans. Et la voisine Lucy et sa famille, Carlos son mari retiré de l'armée, et Carlito leur fils de 18 ans. Rosa et Lucy passaient 15 fois par jour de la maison de l'une ou de l'autre, elles se soutenaient, se passaient le sel, partageaient leurs gâteaux, se refilaient les bons plans, parfois cousaient, et disaient du mal des hommes lorsque ceux-ci ne pouvaient pas les entendre.
Carlos, après sa retraite de l'armée, avait ouvert un atelier de couture, un taller de costura, dans une petite pièce derrière la cuisine. Il y faisait travailler Lucy sa femme, et Rosa quand il y avait beaucoup de travail. Avec leurs machines à coudre, elles fabriquaient des t-shirts, des jupes, des robes, mais surtout des t-shirts, dans des tissus de maille colorée dans des teintes chaudes, des jaunes canari, des roses indien, pour honorer des contrats que Carlos avait décroché grâce à ses contacts dans l'armée. Lui, à part vendre, toucher sa retraite de l'armée, regarder la télé, jouer l'inspecteur des travaux finis, il ne se foulait pas des masses - le gros de sa journée, il le passait posé sur le canapé en velours irisé, devant la télé. Et Lucy cousait, cousait, cousait, et après elle faisait la cuisine et le ménage, et soupirait, Ay, soy tan aburida !
Heureusement que Lucy et Rosa étaient là l'une pour l'autre. Si le Carlos de Lucy m'apparaissait comme un macho de première (en plus, il avait servi dans l'ejercito sous Pinochet, ça parle tout seul de la couleur politique de la maisonnée), au moins, il était là. Il était là et il ramenait sa paye à la maison. Il ramenait sa paye et aussi, une certaine structure - à moins que la structure n'ait été apportée par Lucy, une femme tonique et sèche et élégante, aux cheveux noirs ondulés et aux pommettes haut placées et aux lèvres fines et aux yeux brillants.
Chez Rosa, chez moi donc pendant les quelques mois que j'ai vécu dans sa famille, l'homme c'était Paulo, son fils aîné. Le petit Ivan de 6 ans avait des velléités d'être l'homme de la maison ; et d'une certaine manière il l'était, puisque sa mère l'accueillait dans son lit. Toutes les nuits, Ivan dormait avec sa mère, dans son grand lit. (Forcément, puisque cette généreuse famille se poussait pour m'accueillir ; et le lit du petit Ivan, dans la chambre qu'auparavant il partageait avec sa grande soeur Marcella, c'est moi qui dorénavant l'occupais). Paulo, le grand frère, était calme, gentil avec sa mère, patient, il l'aidait de son mieux en faisant parfois la cuisine, parfois il passait l'aspirateur ou le plumeau (Rosa nettoyait sa maison de fond en comble, tous les jours !! On est pauvres mais on est propres, me disait-elle). Paulo n'avait rien à voir avec le Carlito de la maison d'à côté, le modèle réduit de son père qui laissait sa mère s'échiner et regardait tout le monde de haut ; rien à voir non plus avec sa petite soeur Marcella, très belle avec sa peau de lait, ses yeux clairs, ses cheveux châtain ondulés ; très belle malgré sa moue omniprésente. L'adolescente ne voulait rien avoir à faire avec sa mère, et cette moue disait Je suis coincée avec cette famille, et dans ce bled, mais c'est une erreur, c'est temporaire, un grand destin m'attend vous allez voir. Marcella rêvait d'être enquêtrice dans la police criminelle. Quant à Ivan, à six ans c'était encore un poupon, il en avait les joues roses et rebondies et l'articulation bêtifiante, le vocabulaire limité, Mama, dame esto, Mama, viens me chercher aux toilettes, j'ai fini ; il infligeait de nombreuses colères à sa mère dès qu'elle prétendait lui faire manger autre chose qu'un biscuit industriel type Alfajor ou Oréo, ou qu'elle l'arrachait de la télé pour lui faire prendre une douche, ou qu'elle tentait de le faire lire dans son cahier du soir. Ivan apprenait à lire mais c'était un enfant de trois ans dans le corps d'un enfant de six.
Et me voilà, moi, parachutée dans leur histoire. Avec un oeil pas très amène. Vous allez me demander, Mais le papa, il est passé où ? il est mort ?
Héééé non. Le papa, le mari était tout ce qu'il y a de plus vivant ; enfin, d'après leurs dires à tous les quatre, car moi je ne l'ai jamais rencontré cet homme-là - je dois me fier au récit de chacun....
Le petit garçon, Ivan, avait à peine connu son père, parti quand il avait un an. Il n'en parlait pas beaucoup, d'un air rêveur, vaguement apeuré, comme si cet homme avait été un personnage mythique, mi Père Noël, mi Père fouettard. Et de fait, il arborait fièrement une belle bicyclette rouge que lui avait offert son papa, et en même temps, il mettait ses bras autour des hanches de sa mère d'un air protecteur et demandant protection, lorsque celle ci pleurait et se lamentait, Ay, soy tan aburrida. Marcella, elle, quittait son air blasé lorsqu'elle parlait de son père - et seulement alors. Elle et Paulo se rendaient à Santiago une ou deux fois par mois, pour lui rendre visite ; Marcella se préparait pendant des jours à cette rencontre, elle s'apprêtait avant de voir son papa et elle en revenait à la fois chavirée, et chamboulée, et munie d'un nouveau t-shirt qui mettait sa poitrine ronde en valeur, et d'un brillant à lèvres, qu'elle chérissait comme des trésors. Mi Papa me les dio. Paulo se rendait à ces rendez-vous à reculons, il en voulait beaucoup à son père et à la fois, l'homme lui manquait. Et puis ça l'embêtait de partager avec sa soeur ces moments si rares et si brefs, quoi, un déjeuner ; à elle non plus ça ne lui convenait pas ; ils ont fini par en parler à leur père, se répartir les créneaux et déjeuner avec leur père chacun à leur tour, seul avec lui.
Lorsque Paulo parlait de son père, il y avait sur son visage la grimace douloureuse d'un amour trahi. Il y avait aussi la fatigue du fils dont la jeunesse est en train d'être escamotée, parce que son père s'en offre une deuxième, de jeunesse, et que lui reste là et il est bien obligé lui de consoler sa mère lorsqu'elle est découragée, et d'engueuler sa soeur si elle s'habille trop court, et de hausser la voix pour convaincre Ivan de filer dans la douche, cojones.
- ! Oy, soy vieja ! s'écriait Rosa de 41 ans lorsqu'elle s'apercevait dans un miroir. La peau de lait, les yeux clairs, c'est d'elle que les tient Marcella. Mais sa taille à elle est épaisse. Ses chairs sont molles. Son menton est double. Ses cheveux sont coupés courts. Ses vêtements sont ceux d'une ménagère. Elle aime rire ; elle a aimé rire ; elle aime manger ; elle est gourmande ; elle est affectueuse, avec ses deux fils, avec Marcella les rares instants où celle-ci se laisse approcher, avec moi. Avec Lucy. Ça, c'est dans ses bons moments. Mais souvent, Rosa peine à quitter son lit. Elle n'a pas envie, rien ne lui fait envie. Elle fixe le mur, serre dans ses bras Ivan venu se réfugier auprès d'elle. Le petit a faim, les enfants doivent manger et c'est ce qui la pousse à sortir du lit finalement. Elle se traine dans la douche. Elle revêt une jupe informe, un chemisier en synthétique pas cher. Et puis il y a son travail, le travail de femme de ménage qu'elle a dû prendre à Santiago, parce que bien sûr la pension qui lui versée par son mari ne lui suffit pas.
Un jour, j'avais préparé le gâteau aux pommes de Grand-Mam et nous l'avons mangé pour la once, le goûter qui est aussi le dîner. Lucy la voisine était venue (pour l'occasion, mais elle passait presque tous les soirs une tête à l'heure de la once), nous savourions le gâteau mini part après mini part, car Rosa interdisait que l'on boulotte trois parts énormes et après le gâteau était mangé sans qu'on s'en aperçoive. Il fallait le sa-vou-rer. Marcella et Ivan repartis, qui à faire ses devoirs affalée sur son lit, qui à regarder la télé, Paulo n'était pas encore rentré, Rosa, Lucy et moi nous nous sommes attardées à bavarder dans la cuisine, autour de la théière dans laquelle le thé avait été 10 fois rallongé d'eau bouillante. Cuente se lo ! l'a encouragée Lucy. Raconte lui ce qui s'est passé avec ton mari.
Rosa a pris une grande inspiration, puis m'a raconté toute l'histoire.
J'adore !! La suite !! Je suis trop curieuse !!! J'espère que tu vas nous raconter la suite :) Merci Christie pour nous délivrer chaque jour des messages, des histoires, merci de me baigner de poésie, me faire voyager...bises
Rédigé par : Serena | vendredi 29 mai 2020 à 18:49
En quelques lignes, on est happé par ce récit, on aime déjà les personnages, et on a envie de se caler au fond du canapé pour lire la suite... C'est chouette!
Rédigé par : Emilie | vendredi 29 mai 2020 à 20:34
Oui, je trouve aussi que c'est très bien raconté, très vivant, détaillé, on imagine chaque membre de la famille et celle de Lucy. La suite, la suite, s'il vous plaît.
Je me demande aussi comment, sur quels critères, on "marie" les étudiants aux habitants, d'autant plus que je suis famille d'accueil pour une école de français langue étrangère. Ces rencontres sont passionnantes, j'aime ces voyages presque immobiles.
Rédigé par : Chantal | samedi 30 mai 2020 à 07:39
La suite, la suite ! On y est au Chli, avec toi.
Je crois que ces femmes et ces enfants m'ont maintenant habité une partie de mon inconscient, comme ton libraire décédé brutalement, pour l'âme de laquelle j'ai moi aussi prié, tant cette mort est brutale et paraît injuste.
Est-ce que Rosa t'a reçu pour améliorer ses fins de mois, comme le font les familles anglaises ?
Ça me donne envie d'écrire mes souvenirs, moi aussi, ce billet. Merci, Christie !
Rédigé par : Anne-Liesse | samedi 30 mai 2020 à 16:18
J’attends la suite et à la fois une part de moi se contente pleinement de cette histoire à elle seule. Ces familles bien vivantes par tes mots.
Quel plaisir de lire le Chili à travers tes mots et ta vie.
Merci
Rédigé par : Emmanuelle | dimanche 31 mai 2020 à 14:02
Ah mais merci de votre accueil de mon histoire de Rosa ! Le confinement m'a donné envie de repartir, je l'ai fait par la pensée et l'évocation précise des histoires et des souvenirs, quelle puissance !
Pour vous répondre à toutes : je vais poursuivre l'histoire, mais alors quand, combien, toussa...
et non Anne-Liesse, elles ne nous accueillent pas pour se faire de l'argent même si on participait aux frais du foyer (mais vraiment pas cher du tout). En revanche la présence d'une Française dans une famille donnait un prestige...
Rédigé par : Christie | lundi 01 juin 2020 à 14:22
J'attends aussi la suite avec impatience !
Comme c'est bon de te lire. Même si je ne le dis pas à chaque fois.
Merci pour tes partages, les inspirations que tu nous donnes, tes photos et bien-sûr, tes écrits !
Bises.
Rédigé par : nathalie | mardi 02 juin 2020 à 15:28
chère Nathalie, mon coeur s'inonde de joie !!
Rédigé par : Christie | mardi 02 juin 2020 à 19:04