Tu portes un treillis militaire vert kaki de tes années en Indochine. Ta tête revêtue d'un chapeau de paille aux larges bords qui rebiquent vers le haut, un chapeau au somment pointu-arrondi, ta tête est penchée. Tu pleures, ou tu lis. En tout cas, tu médites - quelque chose, ou quelqu'un, ou un chagrin inexprimable et qui s'est pourtant frayé un chemin de ton coeur à tes yeux, tes yeux bleu orage, qui ruissellent de larmes silencieuses.
Tu as construit un domaine, ton royaume qui est aussi le mien. On entre par la cour bordée d'une haie d'escalonias roses. Les cailloux que nous sommes allés chercher - voler - à la Plage des Poulains. Ce serait interdit aujourd’hui, cela l'était sans doute déjà alors. Le puits à gauche, l'allée de pierres plates et grises. Le ruisseau dans le fossé, derrière le cagibi où Grand-Mam et toi rangez vos provisions. Les fushias ruisselants. L'autre haie au fond, partout, de terrifiants et sombres cupressus. Les pommiers. Les deux figuiers, dont notre préféré qui nous sert d'abri, de mirador, de terrain de jeu, et nous nous balançons les figues vertes à leurs différents stades de maturité. Le champ numéro 1, où Grand Mam étend le linge et où tu nous as installé un portique, le champ numéro 2, où nous n'allons jamais.
La maison aux volets bleu marine, recouverte en été des fleurs orange de la bignone. Et notre domaine à nous, le grenier. Le grenier juste au dessus du salon et on entend tout à travers le plancher aux lattes disjointes, nous entendons les adultes qui finissent de diner et les adultes entendent les enfants qui font la foire. Tu donnes de la voix, tu fais mine de monter, tes pas sur le plancher sonore, tu montes les premières marches de l'escalier, on se planque sous les couvertures en étouffant nos rires.
Je voyais ta sévérité, ton arbitraire. Je ressens ton humour, ta joie. Je sais à présent que toi aussi tu retenais un fou rire lorsque tu faisais mine de monter les escaliers.
Je voyais l'atrabilaire. Je ressens la structure qui a manqué dès le premier jour où tu n'as plus été là pour la retenir, pour la créer. Oh comme on s'est déchirés les uns les autres, une fois que tu n'as plus été là pour t'affronter à tous. Notre épouvantail, notre paratonnerre, avec ton treillis militaire et ton chapeau de paille. Et ta peau bistre et tes yeux couleur d'orage. Et ta voix grave et qui portait loin.
Et ce royaume que tu nous as offert, que tu t'es créé pour nous l'offrir. Ce royaume patiemment constitué, dilapidé sitôt dès ta femme enterrée, 19 ans après toi. Personne ne voulait le partager.
Mon démiurge. Mon roi. Mon tyran. Mon visionnaire. Mon grand-père ô, pas adoré.
Je te vois.
Toi qui m'ordonnais, Tais-toi. Aujourd'hui tu me réclames, Raconte.
Je ne me suis pas tue, et je veux bien raconter.
<3 <3 <3 comme tu le racontes bien.
Rédigé par : Louise | vendredi 24 mai 2024 à 13:50
merci Louise ! écoute, l'homme est très pregnant dans mes pensées !! et il m'a investie d'une mission...
Rédigé par : Christie | vendredi 24 mai 2024 à 16:24
Mes grands-parents, si présents dans mon enfance (les Noël, les vacances, les week-ends heureux chez eux), assez lointains lors de leur disparition, même si j'allais les voir, je leur demandais de me raconter leur jeunesse, je savais leur importance mais mon cœur et mes bras étaient tournés vers l'amoureux, les amis, l'avenir. Ils sont morts et puis la vie continue.Et maintenant que je vieillis, ils reviennent fréquemment dans mes pensées, dans mes rêves, je crois reconnaître ma petite grand-mère au détour d'un rayon au supermarché, je me dis mon grand-père c'était ce genre d'homme-là en croisant un vieux monsieur... ils me manquent beaucoup. Et je dis à ma fille "chéris tes grands-parents ".
Un de mes grands-pères était un peu comme le tien, si sévère mais aimant, et un charisme...
Rédigé par : Emilie | vendredi 24 mai 2024 à 18:06
Raconte ! je veux la suite.
Rédigé par : Anne | dimanche 26 mai 2024 à 16:37
Merci Anne ! coucou Emilie !!
Rédigé par : Christie | mardi 28 mai 2024 à 12:53
On dirait un personnage de Gabriel Garcia Marquez, ton Mon Cher. Et moi j'adore les histoires de Gabriel Garcia Marquez !
Rédigé par : sophie | mercredi 29 mai 2024 à 15:53
Comme ton texte est touchant!
Rédigé par : Bea | mardi 04 juin 2024 à 16:20
merci Béa !!
Rédigé par : Christie | mardi 04 juin 2024 à 18:31