Mon Cher est mort en mars (je crois), sans doute lundi 28 mars 1988, à l'hôpital Mignot, à l'âge de 71 ans. Ce fut une surprise pour tout le monde, il n'avait jamais été malade. La fragile de la famille c'était Giberte, sa femme, "ma pauvre Gil !" comme l'appelait son père à elle et ça exaspérait mon grand-père, qui bon, lui a collé 8 enfants dont 5 garçons dont 2 terreurs ; et lui mon grand-père, le super-engendreur d'enfants, repartait guerroyer et démerde toi Chérie avec la marmaille. Bref Grand-Maman était la fragile (son coeur) et Mon Cher était le solide, on se demandait tous comment il ferait sans elle - ben il est parti en trois jours d'une (je crois) occlusion intestinale, il en a bavé et en trois jours c'était plié.
Mon géant que l'on croyait immortel.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était dimanche 13 mars 1988. Il était attablé avec nous à la table en verre fumé que mes parents avaient dressé dans le salon pour mon repas de confirmation. Je portais une jupe grise et un pull à torsade rose pêche que m'avait tricoté ma grand-mère, l'autre. Le pull me grattait. Je revois Mon Cher assis, un verre de vin à la main, plus silencieux que d'habitude. 15 jours plus tard, Grand-Maman nous téléphonait pour nous annoncer qu'il était mort. Je n'avais même pas qu'il était malade.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était en janvier 2007, à l'enterrement de Grand-Maman, 19 ans après le sien. Grand-Maman a fini par mourir à son tour, ses artères bouchées et son coeur fragile après maint alertes et allers retours à Mignot toujours lui, et des prescriptions de balades une heure par jour scrupuleusement tenues de l'appartement de la rue des Bourdonnais à la pièce d'eau des suisses, bref le coeur a fini par lâcher, pas de chagrin comme celui de Mon Cher mais de fatigue, enfin. Je n'y croyais plus que grand-Mam allait mourir, son coeur avait tellement crié au loup ! Mais le loup a fini par le dévorer, ce coeur - chèvre de Monsieur Seguin ; ce coeur qui battait à l'intérieur de cette femme ; cette femme qui, dix jours avant de mourir, réparait encore des habits qu'on leur avait donnés pour les ventes d'habits de sa paroisse ; cette femme qui préparait la fête réunissant sa très grande famille, qui aurait dû avoir lieu le jour où elle est morte.
Enterrement à la Cathédrale Saint Louis, place saint louis, à 10 minutes de l'appartement rue des Bourdonnais. Un quart d'heure en démarche de Grand-Maman mais elle n'est plus là pour parcourir les rues grises, bordées de maisons basses, les petites cours pas trop charmantes en janvier, jusqu'à la grande place pavée et l'imposante cathédrale blanche aux toits d'ardoise. Erreur des enterrements, je cherche des yeux l'absente auquel tout ce monde présent me ramène. Mais c'est elle précisément qu'on vient célébrer.
A la sortie de la messe, je vois arriver Mon Cher - pas de méprise, cheveux gris frisés, teint bistre, taille moyenne, oeil d'orage, voix grave. Mon Cher ? mais tu n'es pas mort il y a 19 ans, enfin, presque 19 ans ? T'étais passé où tout ce temps-là ? Remarque Grand-Mam sans doute tu lui as manqué, un peu, c'est dur de perdre son compagnon de vie... et elle s'est bien adaptée. Elle a eu sa vie à elle, les visites de ses enfants, petits-enfants et arrières ! elle a continué à chanter, à animer la bibliothèque pour tous, à nous réunir tous les ans. Elle n'a pas chômé. Je crois qu'elle l'a chérie, sa liberté - elle qui est passé de fille aînée de 6, à épouse amoureuse et docile, puis à mère de 8 enfants ! Enfin, tranquille, enfin, libre et seule ! Et donc toi, pendant tout ce temps là, mais où étais-tu passé ? Y'a quand même des moments où Grand-Mam, ta pauvre Gil, et où la situation aurait eu besoin de ta présence... Pour parler pour ma paroisse, notre vie à Belle-île ne s'est jamais remise de ton départ. Un Belle-Ile sans loi, un Belle-île sans toi, c'était moins bien.
Mon Cher me voit le regarder. Il me sourit, s'avance pour m'embrasser. Tu me reconnais ? je suis Guy. Le frère de ton grand-père.
Ah Guy. Zut, oui, Guy. Le frère né juste après. Toutes les petites différences me sautent au visage, le visage plus long, l'air plus amène, le foulard en soie autour du cou que Mon Cher n'aurait sans doute pas porté de cette façpn - et la dame à 3 centimètres de lui qui doit être Tante Christiane.
Comme si j'avais perdu mon grand-père une deuxième fois.
Pas grave, j'ai été heureuse aussi de ces quelques instants de conversation intérieure.
Et voilà ! Gabriel Garcia Marquez, encore lui, encore plus
Rédigé par : sophie | mercredi 29 mai 2024 à 15:56
Oh la laaa mais quel compliment !!! je rougis !! j'ai tellement aimé moi aussi plusieurs livres de Garcia Marquèz... c'est vrai que mon grand-père était plus grand que nature.
Rédigé par : Christie | mercredi 29 mai 2024 à 16:12