Parmi les premiers de mes souvenirs, il y un très vieux monsieur à moitié assis, à moitié couché, dans une chaise longue, et nous, une poignée d'enfants tout petits assis autour de lui sur des tabourets bas de jardin, qui l'écoutons nous raconter des histoires.
Pierre a épousé Charlotte, ensemble ils ont eu 6 enfants, et à la mort de Charlotte en 1976, Pierre a vendu sa maison, a réparti l'argent de la vente et ses meubles entre ses 6 enfants, et il a dit Vous êtes 6, il y a 12 mois dans une année, le calcul est simple, je vais venir m'installer 2 mois chez chacun d'entre vous. Et c'est ce qu'il a fait, jusqu'à sa mort en (je ne me souviens plus de l'année. Et cette histoire je ne sais pas si elle est vraie, c'est la "légende" que ma mère m'a racontée. Ma mère, Anne Reboul, la 7ème fille de Jean Reboul, le fils aîné de Pierre et Charlotte). Cette époque me laisse songeuse, où pas un des fils, filles, belles-filles, gendres, de Pierre (moi je l'appelais Grand Papa) n'a songé à lui dire Père, deux mois chez nous, vous plaisantez ? Non, chacun des 6 couples a accueilli leur père et beau-père sans broncher. Bon, cette organisation a a duré 4 ans tout au plus.
La toute petite fille et quelques uns de ses cousins sont assis aux pieds du très vieil homme, dans un coin du jardin de Bordustard, à Belle île en mer, en Bretagne, France. A côté d'eux il y a la haie d'escalonias, et au fond du jardin, le puits en pierre avec sa grille en fer forgé, et les cupressus inextricables et sombres. Assise sur son petit tabouret en bois à la peinture blanche qui s'écaille, posé sur les graviers de l'allée, elle regarde ses grandes mains roses et très ridées, ses cheveux blancs, son visage couvert de rides, ses yeux bleus perçants. Dans mes souvenirs, il a 97 ans - mais sans doute plutôt est-il né en 1897, ce qui en 1976 lui donnait pas loin de 80 ans. Grand-Papa. De lui aussi me revient la voix, grave, modulée, qui venait de très loin, et qu'on n'avait pas intérêt à interrompre avec des questions, des remarques ou un quelconque babillage, lorsqu'il racontait une histoire.
Grand-Papa nous racontait des histoires. C'était la seule chose qu'il faisait avec nous les petits, le seul moment où il s'adressait à nous, le seul moment où, me semblait-il, il s'apercevait de notre existence. Mais alors, nous raconter des histoires, il le faisait avec tout son art. A trois ou quatre ans, l'âge que j'avais alors, on n'a pas encore tellement de culture et j'étais persuadée, sûre et certaine comme je disais alors même quand je n'étais complètement ni sûre, ni certaine, que ces histoires c'est lui qui les inventait. Il en était tellement pénétré et nous les lisait sans livre - comment aurait-il pu en être autrement ?
Il nous racontait plusieurs histoires, dont certaines à base de korrigans qui jouaient des tours aux mortels s'aventurant dans la forêt de Brocéliande. L'histoire que j'aimais par dessous cependant n'avait pas pour protagonistes les korrigans, mais un petit garçon se prénommant Guillou. Guillou avait la fâcheuse habitude de se promener dans le village en appelant Au loup, au loup ! cri auquel tous les villageois abandonnaient leurs travaux en cours et accouraient pour le secourir. Le garnement savourait leur inquiétude et le dérangement... Jusqu'au jour où, au détour d'un buisson de mûres, paf, un vrai loup cueillit le juteux petit garçon et n'en fit qu'une bouchée, à peine l'enfant eut-il le temps d'articuler un seul Au loup ! que certains villageois entendirent quand même mais nul ne jugea bon de se déplacer encore une fois pour rien. L'histoire finalement se terminait bien, avec la découverte du loup qui faisait la sieste au bord de la rivière, le ventre gonflé de manière suspecte... Un courageux s'empara d'une grande paire de ciseaux et ouvrit le ventre du loup endormi, d'où sortit Guillou tout plein de cochonneries mais bien vivant, et la couturière du village recousit le ventre du loup qui dormait toujours, sans le réveiller.
La morale de l'histoire était évidente, Les enfants, ne nous dérangez pas pour un oui ou pour un non, sinon lorsque vous aurez un vrai problème, vous risquez bien que personne ne vous prenne au sérieux ni ne vous vienne en aide. Elle était évidente et jouissive pour moi, je vais te dire pourquoi. Parmi la poignée de cousins assis avec moi autour de la chaise longue de Grand-Papa, se trouvait mon cousin Jean-Guillaume, surnommé, tiens tiens, Guillou. Et le Jean-Guillaume en question, âgé alors de 3 ou 4 ans, gratifiait la famille d'une tonitruante colère chaque jour. Il pleurait et trépignait et protestait tellement fort qu'il atterrissait souvent dans le cagibi aux chaises longues, sous l'escalier, où on l'entendait moins (quelle punition affreuse, et quel soulagement pour nos oreilles). Que Guillou soit AUSSI le prénom du protagoniste de l'histoire de Grand-Papa, me semblait un hasard extraordinaire et fort bien à propos, étant donné le caractère casse-pied de mon cousin et du personnage homonyme.
Grand-Papa a fini par mourir, je ne sais plus bien quand, je ne suis même pas certaine d'avoir été à son enterrement. Ce dont je me souviens c'est que son fils Jean (mon grand-père donc, Mon Cher) a repris le flambeau de nous raconter des histoires à Bordustard, Belle-île, Bretagne, France. Mais le rituel qu'il a "inventé" - instauré - était différent de celui de son père. Grand-papa nous racontait des histoires en pleine journée, étendu sur une chaise longue, dans le jardin. Mon Cher lui, nous réunissait après le dîner, dans le salon, autour de la cheminée. Il était assis dans son grand fauteuil vert pâle à oreillettes et envoyait l'un de nous chercher l'unique livre dans lequel il nous lisait des histoires (c'était donc clair qu'il ne les avait pas inventées) : 52 contes du monde entier.
Le point commun entre le père et le fils, et aussi avec ma mère qui m'a beaucoup raconté et lu des histoires, c'était le temps suspendu de ces moments de récit. Ils étaient toujours des adultes et nous restions toujours des enfants, il y avait toujours des règles à respecter mais les règles étaient connues - il fallait se tenir tranquilles et écouter, et c'était aussi simple que cela. Beaucoup plus simple que le réseau inextricable, mouvant, flou, des lois et rapports de forces régissant habituellement nos relations. L'autre chose délicieuse de ces moments d'histoires, était le plaisir partagé et mutuel. Ce n'était pas "les adultes s'occupent de nous" ou "nous obéissons aux demandes de l'adulte". Nous étions heureux, eux, et nous, de l'histoire en train de se dire, et en train de creuser ses galeries dans nos imagination.
De ces moments-là peut-être, certainement, vient mon amour immodéré des histoires bien racontées. Les entendre, les dire - puisqu'à mon tour, je suis devenue conteuse.
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