Ça fait un bail qu'elles réclament que je les invite. Elles demandent de venir danser dans mes pages. Qui ? Maxime, Martine, Josyane, les gentilles sorcières de mon enfance. Deux d'entre elles sont mortes déjà, la troisième je ne sais pas, probablement aussi. J'ai déjà écrit sur Maxime. Je vais raconter Martine. Puis Josyane, ma Josyane adorée. Mais aujourd'hui j'ai envie de regarder leurs points communs, analyser ce qui chez elles m'a charmée. Le contraste, pas seulement physique mais existentiel, que j'ai perçu chez ces femmes Et à la fois. Ce que tu aimes, c'est peut-être que je te raconte une histoire, plutôt qu'une analyse ?
Bon. Bon bon. Voyons où nous mènent nos doigts.
Maman nous a inscrits, mon frère et moi, à l'atelier d'éducation créatrice. Lui (petit bonhomme de 3 ans) va à l'atelier de peinture, avec la blonde Françoise. Moi, 5 ans presque 6, je vais à la terre, avec Martine. Je crois que c'est moi qui ai choisi, et que Jean-Antoine a été à l'autre cours, enfin, ce n'est pas un cours, c'est vraiment un atelier. J'ai eu envie de mettre mes mains dans la terre, et surtout, j'ai tout de suite aimé Martine.
Martine, grande femme aux cheveux noirs coiffés en un carré un peu décoiffé, qui tombe sur ses épaules ; Martine au corps solide, ample, une ancre dans sa blouse bleu marine. Martine à la peau bistre, aux yeux noirs flamboyants. Martine qui ne m'a donné aucun conseil ou très peu, comment mouiller peut-être un peu la terre pour que les bras tiennent sur mes petits personnages de glaise. Martine qui m'a donné un coin de la grande table partagée entre nous tous, un rectangle de bois recouvert d'un rectangle de plastique pour protéger la table et marquer ma place, Martine et son sourire large qui découvrait ses dents blanches, et elle m'a donné aussi l'accès à un gros pain de terre grise au milieu de la table, elle en découpait des tranches avec son fil à trancher la glaise et m'en donnais une tranche, et il y a avait aussi au milieu de la table un pot contenant des outils en bois, pour marquer les yeux, pour décorer les vêtements des personnages de mes histoires.
Jamais je n'ai songé à modeler quoi que ce soit d'utile. Martine nous accueillait, nous installait, peut-être nous demandait ce que nous avions envie de fabriquer aujourd'hui (c'était le mercredi matin ; assez vite, mes parents m'ont laissée y aller seule, et c'était dans une autre partie de la ville, toute une expédition que j'étais super fière et un peu inquiète aussi d'entreprendre sans ma nounou).
Donc nous nous installions, nous commencions à modeler nos boudins, nos formes (je n'ai aucun souvenir ni des autres enfants avec moi, ni de ce qu'ils pouvaient bien fabriquer avec la terre, juste, Martine, le local, la table, la terre et moi). Et la voix chaude de Martine. Lorsque nous étions tous installés, et en route, nous lui réclamions de nous raconter une histoire. Elle se faisait un peu tirer l'oreille... un tout petit peu... - Bon, les enfants, que voulez-vous que je vous raconte aujourd'hui ? - la suite ! la suite !
La suite, c'était la suite de l'histoire de la semaine dernière. Martine nous lisait les contes de Michel Tournier et c'était... et c'était... beau, poétique, politique, formidable. Sa lecture de La fugue du Petit Poucet, je m'en souviens comme si elle nous l'avait lue tout du long, comme si elle nous l'avait lue hier. Et portée par sa voix, portée par l'histoire, des villages fleurissaient sous mes doigts.
A la fin de chaque séance, Martine déplaçait délicatement nos rectangles de bois avec notre production du jour, sur une étagère dans la réserve attenante. Et tous nous aidions à ranger, à balayer, à nettoyer pour que les suivants trouvent une salle propre, susceptible d'accueillir leurs histoires et leur imagination et leurs petits peuples de glaise.
Maman devait venir chaque mois découvrir "mon travail" de l'atelier et discuter avec Martine, afin que Martine puisse détruire ma production. C'était la règle acceptée d'avance : on ne rapportait rien chez soi, l'important n'était pas le résultat mais la joie de créer - le processus. Martine et Françoise plaisantaient sur le sujet, Martine disait - Ma voisine d'en face, elle stocke des feuilles et des dessins, ça prend moins de place que des créations en terre ! Mais moi, j'ai tout le temps besoin de place !
Quel beau cadeau Maman nous a fait à Jean-Antoine et à moi, de nous attacher d'abord au processus et de considérer le résultat comme, bon, pas toujours essentiel ! Quel beau cadeau aussi de m'avoir permis de passer tout ce temps avec Martine...
J'ai passé une ou deux saisons dans son sillage. Et puis un septembre, elle n'est pas revenue. Je me suis réinscrite à la terre, on m'a dit, - Martine est partie mais tu vas voir, à présent c'est Chantal, ça va être super aussi. Je demandais à voir. J'ai vite vu.
D'abord, le corps de Chantal. Petite, menue, châtain clair, frisée. Rien à voir avec ma Martine qui n'aurait pas déparé dans une tribu d'Indiens d'Amérique. Ensuite sa voix, aigüe, pas posée, pas musicale comme celle de ma Martine. Ensuite, elle ne racontait pas d'histoires, à la place elle était sur mon dos à me dire comment je devais m'y prendre.
J'ai tenu jusqu'à la Toussaint.
En face aussi, Françoise était partie - remplacée par Liliane - que mon frère a tout de suite adorée, ou adoptée, enfin ils se sont plu - mais il fallait être sans coeur pour ne pas craquer pour ce petit garçon drôle et blond, et Liliane était à la fois affectueuse et dynamique, et mon frère. Ben il est resté longtemps à l'Atelier d'Education Créatrice.
Quant à moi je porte Martine dans ma charpente, dans mon amour des histoires, dans mon goût des tabliers pour travailler, dans ma passion pour la patouille, dans la compréhension profonde que ce qui compte, c'est le chemin.
Ah oui, et aussi je suis exigeante avec les pédagogues à qui je confie ma créativité et celle de mes enfants.... Merci Martine d'avoir placé la barre si haut, dès ma petite enfance.
Bonne journée ma chérie-chéri !
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