- Hou la les filles, cette cour, c'est un cul de sac. Faut qu'on fasse demi-tour.
Laure était arrivée au Chili depuis une semaine, et déjà elle avait pris en main l'orientation. Sa grande taille, son calme, son sourire craquant, sa manière de rire et d'écouter, sa manière aussi de faire passer toujours les autres en premier, tout cela lui conférait un charisme muito espécial et elle était en passe de devenir la chouchoute de notre groupe. Trois, dans un groupe dont je fais partie, ça a toujours été le chiffre foireux. J'ai l'appréhension que les deux autres vont se préférer, et c'est généralement ce qui arrive. Caroline et moi travaillions ensemble depuis deux mois, son caractère carré, ouvertement autoritaire, s'accordait mal avec mon caractère autoritaire sans y toucher, moins carré. Caro avait vu l'arrivée de Laure dans notre équipe de volontaires comme un soulagement (ouf je ne vais plus avoir besoin de me coltiner cette nénette toute seule), et moi comme une menace (elle sera bien débarrassée, c'est sûr). Pas un instant je n'ai pensé JE serai bien débarrassée, ou du moins soulagée de l'unique présence de Caroline qui me fait la gueule à la moindre contrariété - j'ai vu toute l'histoire avec mon prisme abandonnique.
Fin octobre, l'hémisphère Sud était eu coeur du printemps et le soir tombait tranquillement sur Valparaiso. Le soleil couchant éclaboussait les immeubles de sa lumière rose et, en nous retournant, on voyait la mer avec ses cargos gris ; avant d'arriver à la mer, des collines à perte de vue, et sur les collines, un infini d'eucalyptus et de toits en zinc sur des murs peints à la chaux de couleurs chatoyantes, des ocres, des rouges, des verts, des bleus.
- Tu sais où on est ? lui demanda Caroline ?
- Hmm, mas o menos, répondit Laure en tournant le plan de la ville dans ses mains. La petite grimace qu'elle fit en prononçant ces mots nous fit sourire, Caroline et moi. Même paumée à 14000 km de chez nous, le charme de Laure opérait.
Je regardais ma montre à mon poignet droit, 19 h 10, les soeurs qui nous hébergeaient nous attendaient pour dîner à 20 heures. On nous avait bien précisé de ne pas nous attarder dans les rues au delà du couchant, "Estos barrios son peligrosos." "On", c'étaient les soeurs de l'Assomption, mais aussi nos mamans chiliennes et surtout, leurs maris, leurs frères, leurs fils, tous les hommes qui savaient ce que leurs amis ou peut-être eux-mêmes, étaient capables de faire à une femme une fois la nuit tombée, ou simplement avec un verre ou deux dans le sang. Surtout à une femme blanche, rubia, et éduquée, educaca, la petite vingtaine et manifestement en possession d'assez d'argent pour prendre le car, déjeuner au restaurant, acheter des vêtements solides et des livres. Mais Caroline, Laure et moi, on avait envie de vivre. Par vivre, j'entends explorer. Par explorer, j'entends l'exploration géographique et à l'heure qui nous chantait.
Notre mission était basée à San Bernardo, dans la banlieue de Santiago, nous animions des ateliers en tous genres pour les enfants des centres aérés (et moi, je donnais des cours d'aérobic à leurs mères, faut bien que ça serve à quelque chose d'être relativement la plus maigre du lot). Toutes les 5 ou 6 semaines, Caroline et moi partions respirer l'air maritime de Valparaiso. Son oncle curé y avait sa paroisse et des amies religieuses pouvaient nous héberger, dans cette ville qui fait rêver les marins et les Christies. A présent que Laure avait rejoint notre équipe, nous étions parties à trois. Et nous voilà, 50 minutes avant l'heure du dîner, dans cette cour cul de sac, entourée d'immeubles teints en rose par la dernière révérence du soleil. Par les fenêtres ouvertes, on entendait le bruit des casseroles, et de la musique aussi, Juan Gabriel, Dimme cuando tu, dimme cuando tu, dimme cuando tu vas a volver ha ha. Autour de nous, des garçons se passaient mollement une balle grise, des filles trainaient sur des vélos usés et trop petits pour elles - il fallait encore attendre deux longs mois avant Noël.
- Sur la carte, j'ai l'impression qu'on est "un peu plus haut" que la maison des soeurs, émit Laure d'une voix hésitante.
- Bon, de toutes façons on va faire demi tour et on va bien finir par reconnaître le quartier, tranchai-je.
- Qui veut une gorgée avant que je range ma gourde ? demanda Caroline.
Notre petit groupe était resserré, autour de la carte, autour de l'eau, absorbé dans sa perplexité sur l'endroit où nous nous trouvions, le chemin à prendre, et le souci que nous partagions d'arriver à temps pour le dîner, ne pas faire attendre les soeurs. Souci encore plus marqué chez Caroline qui se sentait notre garante auprès des soeurs. Elle était affligée de surcroit d'une ponctualité problématique au Chili, où tout le monde arrive systématiquement en retard d'un quart d'heure : le fameux quart d'heure chilien.
- Merci Caro, lui dis-je en souriant et en lui rendant sa gourde. Allé on trace, ne faisons pas attendre nos amies les soeurs.
- Hé mais... mais qu'est-ce qui se passe ? s'écria Laure. Deje me !
Plus de trace de sourire ni de grimace rassurante dans sa voix. Plutôt de la colère et une pointe de peur. Nous nous tournâmes vers elle, elle se débattait avec les bras comme si elle voulait chasser un nuage d'abeilles. Son corps était déséquilibré vers l'arrière, plié en deux à partir de la taille.... - Deje me, criait Laure, deje la ! Ma banane ! nous cria-t-elle. Il s'en prend à ma banane ! J'ai tous mes papiers dedans et 30 000 pesos !
Et alors nous le vîmes. El typo. Laure était grande et son corps nous avait masqué l'homme qui s'arcboutait sur la banane que Laure portait accrochée à la taille, en guise de sac à dos. 30 000 pesos, c'était à peu près 30 euros, pas une somme astronomique mais qui permettait d'acheter pas mal de trucs, un repas dans un petit resto de quartier coûtait alors 2000 pesos maximum.
Le gars n'était pas grand, moins grand que les 1m80 de nuestra cumpaniera la Laura. Il avait l'air jeune (je ne sais jamais dire l'âge des gens à l'étranger, on n'a pas les mêmes repères vestimentaires, de coiffure), notre âge à peu près. Les cheveux très noirs, la peau bistre, les joues rouges de quelqu'un qui a pris beaucoup le soleil ou picole un peu trop, ou les deux mon capitaine. Un t-shirt blanc passé mal rentré dans un jean élimé. Une canette de coca à la main, avec laquelle il tapait sur Laure pour qu'elle lui abandonne sa banane. Et il tirait sur la dite banane de son autre main. Laure ne se laissait pas faire, elle se débattait, avec ses bras faisait des moulinets dans tous les sens, maladroitement. Caroline ressortit sa gourde en fer blanc de son sac, la rouvrit et se mit à asperger le garçon d'eau. Je ne savais pas trop où me mettre, en classe j'étais nulle en sport, dans tous les sports, et je n'avais pas du tout envie de toucher à ce gars dont la propreté me semblait douteuse et la dangerosité, faible. Néanmoins je criai, - Ayuda, Ayuda ! et me positionnai derrière gars pour tenter de le tirer en arrière.
Mais où étaient passés les filles et les garçons qui jouaient près de nous ? Ils avaient filé entre le début de l'assaut et maintenant. Aux fenêtres en revanche, étaient apparus des têtes, les habitants des immeubles. Ils ne disaient rien, nous regardaient, les bras croisés, ou ballants, pas franchement hostiles, l'air curieux de connaître l'issue de la bagarre et de voir comment nous allions nous débrouiller. Le gars avait lâché la banane et attrapé Laure par l'épaule, tout en continuant de lui taper dessus avec sa canette de coca. Caroline avait épuisé l'eau de sa gourde et lui tapait dessus avec ladite-gourde - mais pas trop fort, elle redoutait de le blesser. Quant à moi je me décidai à le ceinturer par derrière, - Deje nos.
Au bout d'une minute ou de deux, ou de cinq, le temps s'écoule différemment quand il est tendu, le garçon relâcha sa prise sur Laure, et arrêta de lui taper dessus avec sa canette. Nous nous arrêtâmes aussi, de le frapper, et de crier. Ses yeux noirs, il les planta dans les nôtres, Laure, puis Caroline, puis moi - un regard fatigué, résigné, qui disait - Bon, ça suffit. J'en n'avais pas vraiment envie, tout compte fait, de votre banane pourrie.
Et il partit en courant, sortit de la cour vers les collines.
Mes genoux tremblaient. Nous nous regardâmes, Laure partit d'un grand éclat de rire qui nous fit rire aussi. Je voyais qu'elle était pâle, qu'elle avait eu peur, et à la fois c'est vrai que la situation était cocasse. Son t-shirt était bien déchiré, depuis l'épaule jusqu'au milieu du ventre. - Merde, elle riait encore, on voit mon soutif ! Mon t-shirt de promo, fait chier le mec. - T'inquiète, je sais réparer les vêtements de manière presque invisible, la rassurai-je. Je te fais ça dès qu'on rentre à San Bernardo.
Caroline, qui prévoyait toujours le coup, sortit de son sac-à-dos un gilet bleu marine. Laure s'en couvrit, ferma les boutons, l'honneur était sauf, on ne voyait plus le moindre petit bout de soutien gorge.
Caro regarda sa montre, 19h25, l'épisode avait été bref même si, bien chargé en adrénaline. - Allé, on trace. On a tout ? demandai-je. Et por fin, nous quittâmes cette cour, qui débouchait sur des escaliers, autour desquels il y avait des maisons, des maisons et encore des maisons, à perte de vue, jusqu'à la mer aurait-on dit. Sur les seuils en béton de ces maisons se trouvaient des enfants, des ados, des femmes, des hommes, des chiens, tous nous regardaient, parfois nous saluaient, Ola. Ils avaient entendu probablement nos cris, les bruits de la drôle de bataille, avaient vu passer le jeune homme à la canette de coca, peut-être ce jeune-homme habitait-il l'une de ces maisons devant lesquelles nous passions.
En marchant tout droit, toujours en descente, et tout en devisant, nous quittâmes ce quartier populaire pour arriver dans un quartier moins coloré, avec une route à peu près goudronnée, des maisons blanches avec des bardeaux de bois sombre... C'était le quartier de nos soeurs. 19h47, nous serions à l'heure pour le dîner. Un peu short pour la ducha, mais juste à temps pour se laver les mains et mettre le couvert. - Laure, va te changer si tu veux, on s'occupe du couvert, lui proposa Sainte Caroline.
Je me sentais fière de notre trio, de notre aventure, d'avoir retrouvé notre chemin, d'être arrivées à l'heure au dîner à l'heure et d'avoir une histoire inhabituelle à raconter aux soeurs. Mais aussi, toutes les trois, ce jeune homme qui voulait sans complètement vouloir, la banane de Laure, il nous avait rendu tristes. C'était de lui de que nous parlions en descendant vers la maison, de lui et des habitants de la cour. A leurs fenêtres, ils avaient regardé l'assaut sans intervenir, ni en gestes, ni en paroles. Ce pays qui nous avait accueilli, semblait-il, comme ses filles, nous montrait ses dents pour la première fois.
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